Dans le barranco (ravin) de Biniaraix, au nord-ouest de Majorque, les terrasses d’oliviers sont sculptées jusqu’au pied des falaises calcaires, arpents de terre dérisoires arrachés à la montagne. Le chemin empierré bordé de murets de pierres sèches, œuvres titanesques des anciens majorquins, grimpe dans le canyon en dévoilant les portxo, des cabanons paysans rudimentaires. Dans le ciel, des mouettes volent au ras des rochers, parfois accompagnées par les « vautours moines » de Majorque, seule île au monde où il en reste encore.
Majorque serait-elle un sanctuaire de la nature ignoré ? La destination ne renvoie pas cette image, influencée par des décennies de tourisme de masse, de charters, d’hôtels-clubs et de plages envahies d’une clientèle multi européenne. C’est un peu le drame de l’île. On en oublie que sa côte nord, de Sa Dragonera au cap de Formentor, est bordée par la Serra de Tramuntana, une montagne de 100 km de long pour 15 km de large, culminant à 1 536 m au Puig Major. Soit un terrain de jeu immense pour la randonnée et le trail. Le chemin parfaitement balisé du barranco de Biniaraix en témoigne.
Au-delà des terrasses d’oliviers et des petits torrents traversés sur des piedras pasadoras (cylindres de pierre posés dans le lit et espacés du pas de l’homme), il débouche sur une vallée d’altitude où paissent en liberté des moutons et quelques chevaux semi-sauvages – il n’y pas de loup ni d’autre prédateur à Majorque. Au milieu des asphodèles et des euphorbes, un sentier mal tracé depuis le col de l’Ofre s’échappe à gauche sur un plateau dominant superbement le lac de barrage de Cúber et l’ensemble de la côte, Biniaraix, Soller et le Puig Mayor. La Serra de Tramuntana est le secret le mieux gardé de Majorque.
Toujours au nord-est de Majorque, Soller et sa vallée conservent une identité forte. En plus des oliviers, c’est le royaume de la canoneta, une variété de petites oranges très juteuses et sucrées. Les parcelles s’étendent sur les versants de basse altitude, autour des villages et des hameaux. Jadis, ces fruits étaient exportés depuis le port de Soller vers Sète, Marseille et Toulon.
Ce commerce a conduit de nombreux Majorquins à émigrer en France. L’été, si l’on entend beaucoup parler français dans les rues de Soller, ce peut être le fait de touristes mais aussi de descendants d’iliens vivant en France, qui viennent passer leurs vacances sur leur terre d’origine. Beaucoup y ont conservé une maison.
Certes, Soller et ses environs sont très touristiques. La raison en est le percement il y a quelques années d’un tunnel sous le Serra de Tramuntana. Il a rendu l’accès au territoire beaucoup plus facile depuis Palma de Majorque que ne l’était le pénible col qu’il fallait franchir auparavant. Surtout, il y a le train. Une antique rame constituée de wagons de bois relie en effet la capitale majorquine à Soller, un « voyage dans le temps » absolument délicieux. Depuis Soller, le train est prolongé par un tramway, en bois lui aussi, qui dévale jusqu’au port. Charmant !
C’est d’ailleurs depuis ce port que l’on peut continuer à mesurer le caractère sauvage du nord-ouest de Majorque. L’escapade en bateau au cours d’une excursion à la demi-journée dévoile la majesté des falaises brunes crevassées de la Serra de Tramuntana. Surmontées d’antiques tours de guet, celles-ci plongent dans le bleu profond de la Méditerranée. Arrivé au micro port de Sa Calobra, les passagers descendent pour profiter du paysage. Beaucoup se contentent de rester sur la plagette, accessible par un double tunnel percé dans le roc. D’autres, plus intrépides, entament la remontée de l’extraordinaire canyon du torrent del Pareis. Passé un à deux verrous rocheux, il n’y a plus personne. Majorque en solitaire…
Vingt minutes de vol suffisent depuis Palma de Majorque pour rejoindre Minorque. Changement de décor ! L’île est aussi plate (ou presque) que sa voisine est montagneuse. Soumise à la terrible tramuntana, un vent du nord qui l’assaille à longueur d’année, elle est restée très agricole et est quadrillée par plus de… 11 000 km de murets de pierres sèches. Plus sauvage que Majorque, plus humide, aussi, l’île plaira aux amateurs d’authenticité rustique.
De ci, de là, des fermes fromagères proposent l’excellent Mahón Menorca, une grosse tomme carrée à déguster à partir de deux mois et jusqu’à deux ans après avoir vieilli sur des planches de pins. La campagne dévoile aussi quelques antiques aires de battage de blé et des troupeaux de vaches. Les ruminants sont enclos dans des tancas (parcelles) cernées de murets et fermées par d’esthétiques barrières en bois d’olivier sauvage. Côté tourisme, l’île privilégie une clientèle internationale qualitative, logée dans des agroturismo haut de gamme parfaitement équipés.
Minorque, ce sont aussi ces villages groupés aux maisons blanchies à la chaux, un faux air d’Andalousie dans le Golfe du Lion. Certaines possèdent des bow-windows, souvenir de la présence anglaise dans l’île. C’est le cas à Ferreries, Es Mitjor, Alaior. Dans ce dernier village, hôte depuis 2021 du LÔAC, un musée d’art contemporain, l’ancien couvent de San Diego (17ème s.), a été entièrement rénové. Il doit accueillir prochainement un musée dédié à l’ethnologie, à la gastronomie et à l’artisanat… de la chaussure. Depuis le 19ème s., cette activité est en effet une des spécialités de l’île et plusieurs fabriques, comme Pons Quintana (à Alaior), perpétuent la tradition d’un tour de main de haute qualité.
Reste à découvrir deux autres aspects typiques de Minorque. Le premier est le Cami de Cavalls. Ce « Chemin des Cavaliers » tracé aux temps médiévaux pour surveiller les côtes minorquaises a été réaménagé pour les randonneurs. En 8 à 10 jours, on peut ainsi faire le tour de l’île.
Au nord de Minorque, ce sentier dévoile une côte sauvage et vierge, hormis la présence de quelques bâtiments agricoles en pierre, tassés dans le paysage. Au sud, plus riant, le sentier livre quelques belles plages ensoleillées, à l’image de Cala en Turqueta, Binigaus ou Son Saura. Un prestataire spécialisé se charge de conduire chaque soir à leur hébergement les marcheurs et leurs bagages.
Mais la « grande affaire » de Minorque, ce sont les vestiges… talayotiques. On compte environ 300 sites sur l’île de cette civilisation, déployée ici de la fin du 2ème millénaire jusqu’au 1er s. avant J.-C. Il s’agit de villages constitués d’édifices en pierres grossières et de gros blocs rocheux, des constructions imposantes et prodigieuses d’équilibre, car réalisées sans aucune maçonnerie. Ces vestiges sont incarnés par les taula, des dolmens de granit en forme de T composés de deux blocs dressés vers le ciel, dont certains trônent comme des totems au cœur de ces villages protohistoriques.
Ceux qui connaissent la Sardaigne pourront y voir une similitude avec les vestiges nuraghes, présents dans le nord de l’île italienne. Ces derniers sont même antérieurs à ceux de Minorque. Les amateurs de cultures anciennes et mystérieuses auront l’embarras du choix des sites. A pied ou à vélo, on ira admirer ces chefs d’œuvres préhistoriques, à Talati de Dalt, Son Mercer de Baix, Torre d’En Galmes… Ils sont la preuve de la permanence d’une âme forte sur cette île encore protégée du tsunami touristique.