Au contraire des autres capitales européennes, Lisbonne n’offre aucun monument phare dont elle puisse s’enorgueillir au point de la symboliser dans la mémoire collective.
La « calçada portuguesa », la carte de visite de Lisbonne
A Lisbonne, les trottoirs sont réalisés avec des pavés de formes irrégulières, le plus souvent blancs, gris et noirs. Les pierres calcaires ou de basalte sont taillées manuellement avec précision pour créer des mosaïques décoratives. Le travail des calceteiros qui maîtrisent les techniques exigeantes de cette réalisation a reçu un hommage de la ville avec une statue qui leur est dédiée près de la place Dos Restauradores, au bout de la longue Avenida da Libertade. Une école de calceteiros a même été créée à Lisbonne en 1989.
Ces pavés sont en partie responsables de la lumière unique de Lisbonne, leur omniprésence reflète toute la luminosité du ciel. La Avenida da Libertade construite à la fin du 19ème siècle concentre la plupart des grandes enseignes de luxe internationale, ce qui fait dire qu’elle serait les Champs Elysées de Lisbonne si ce n’est qu’ici ses larges trottoirs sont boisés et surtout affichent un des plus beaux pavements de la ville. On se laisse aussi emporter par les motifs ondulés de la place du Rossio.
La place du Rossio garnie de deux fontaines baroques est le coeur battant de la vieille Lisbonne où tout le monde se croise, Lisboètes et touristes. Elle affiche un des plus anciens mais aussi des plus beaux pavages de la ville avec son motif en forme de vagues houleuses, appelé « Mar largo ». Au centre de la place se dresse la statue en bronze du roi Pedro IV qui fut aussi le premier roi du Brésil.
C’est vraiment à partir du Rossio que se déploie la ville basse tracée au cordeau par le marquis de Pombal après le séisme de 1755 qui avait anéanti le quartier. Cet harmonieux damier de rues étroites a transformé les lieux en un village entre magasins, boutiques de souvenirs, hôtels et restaurants. Les noms des rues rappellent cependant les corporations de métiers qui les occupaient jadis : orfèvres, cordonniers, postiers… La rue centrale piétonne ou voie royale mène du sud de la place Rossio à l’impressionnant arc de triomphe dans l’axe duquel surgit la statue équestre de José I, le monarque à l’origine du grand projet urbanistique de la Baixa.
La vaste esplanade sur laquelle débouche le quartier de la Baixa a changé de nom après l’effondrement du palais Royal qui occupait les lieux depuis 4 siècles et la reconstruction du site. De nouveaux bâtiments jaune safran de style classique et ornés d’arcades blanches délimitent une vaste place de 180 m sur 200 m, occupés au début par les bureaux du gouvernement qui réglait les coutumes et les activités portuaires. La place monumentale a pris alors le nom de Place du Commerce d’autant que l’embarcadère qui clôt l’espace accueillait jadis le déchargement des épices et or des colonies.
Celle qui symbolisait la puissance fluviale de la cité aligne aujourd’hui dans un ensemble d’une élégante rigueur cafés, restaurants et glaciers, autant de terrasses bavardes qui expliquent que les Lisboètes de pure souche préfèrent parler du Terreiro do Paço, à savoir le Parvis du Palais, d’autant que la station de métro toute proche et très fréquentée porte ce nom tout comme la gare fluviale, point de départ pour les ferrys qui mènent à certaines banlieues de Lisbonne.
La topographie de la ville bâtie sur plusieurs collines fascine et épuise. Il y a toujours une rampe à escalader, une passerelle à gravir, des marches à monter et à descendre, et tant de ruelles qui s’emboîtent les unes dans les autres.
Miraculeusement, les volées d’escaliers mènent souvent à un belvédère, là où on peut enfin s’asseoir sur un banc et embrasser la ville d’un seul regard. A Bica, un vieux quartier de pêcheurs, des escaliers à n’en plus finir particulièrement raides débouchent sur le miradouro de Santa Catarina do Adamastor depuis lequel la contemplation sur les bateaux glissant sur le Tage, le Cristo Rei et le pont rouge suspendu dit du 25 avril en toile de fond balaie les fatigues de la montée.
Pour atteindre le sommet de la colline de Graça, il faut emprunter le petit train à crémaillère plusieurs fois taggué qui s’élève vers le Bairro Alto. Toute la journée, il parcourt ainsi de bas en haut et de haut en bas la calçada da Gloria. Là-haut on découvre un autre belvédère, le miradouro de São Pedro de Alcantara qui ressemble à un petit jardin en terrasse et offre une vue panoramique sur les principaux monuments de Lisbonne : la nef éventrée de l’église Do Carmo, les remparts crénelés du château Sao Jorge, la longue cascade mauve des bougainvillées de Sao Pedro de Alcantara, la masse vert sombre du Jardin Botanique, la Sé, à savoir la cathédrale, aux allures de minuscule forteresse, l’enchevêtrement de toits de tuiles rouges qui descendent vers le fleuve, et enfin, le Tage, large ruban bleu où les paquebots à l’ancre invitent au voyage.
Le sommet de la colline de Graça parsemée de villas et de cités ouvrières du 19ème siècle dévoile un autre panorama sur la ville. Ici le belvédère s’agrémente d’un petit kiosque et d’une terrasse au pied de l’église Nossa Senhora da Graça, idéal pour une pause café en jouissant d’une vue imparable sur le cosmopolite quartier de la Mouraria. Les plus courageux poursuivront l’escalade jusqu’au miradouro da Senhora do Monte, véritable balcon au-dessus de la ville pour mieux découvrir l’emboîtement des quartiers.
Tout le charme de Lisbonne tient dans cette errance au cœur de la ville, au hasard des émotions et des rencontres. Visiter Lisbonne est une affaire de flânerie. Il faut renoncer à suivre un itinéraire précis et accepter de s’égarer dans le labyrinthe de ruelles creusées d’escaliers tortueux et d’impasses où la lumière tente d’apprivoiser des pans d’ombre. Chaque quartier enroule son dédale de venelles pavées et luisantes autour de sa colline.
Sans doute les familles les plus modestes vivent-elles à l’est de la ville et les artistes à l’ouest, mais partout, la vie se niche entre les murailles, derrière des fenêtres closes envahies de plantes vertes et de cages à oiseaux. Jardins de balcons suspendus, de plantes grasses ou de géraniums vermeils. Jardins secrets qui se devinent derrière de hauts murs tapissés d’azulejos, ces carreaux de faïence émaillés qui colorent les façades de la ville. Jardins publics ombragés où, le dimanche, les hommes se retrouvent autour d’une table pour jouer aux dominos. Et de colline en colline, au détour de quartiers toujours plus reculés, Lisbonne apparaît inépuisable.
Issu de la volonté du roi Manuel Ier et du génie créatif qui existait au Portugal au 16ème siècle, l’art manuélin qui se situe entre le Gothique et la Renaissance puise ses origines dans la rencontre de cultures entre les artistes portugais et ceux ramenés des colonies par les navigateurs.
A Lisbonne ce style a donné deux bâtiments qui en sont emblématiques à tel point qu’ils ont été inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco en 1983 : la tour de Belém et le monastère des Hiéronymites. A l’entrée du port de Lisbonne, en aval de la vieille ville, l’ensemble est directement associé à l’âge d’or des Grandes Découvertes et au rôle pionnier joué par les Portugais aux 15ème et 16ème siècles.
La Tour de Belém édifiée jadis au milieu du Tage pour défendre le port de Lisbonne puis rattrapée par la rive droite du fleuve asséché lors du séisme de 1755 est une forteresse qui ne manque pas d’élégance et de légèreté. Sans doute par le télescopage des styles avec une loggia italienne, des colonnes torsadées, des tours d’angles à dômes mauresques et des fenêtres géminées. Rien ne manque au répertoire manuélin : cordages, sphères armillaires, créneaux marqués par la croix de l’Ordre du Christ, autant de sculptures inscrites dans la pierre qui valurent au Portugal d’être connu pour être le « pays où fleurit la pierre ».
Le Monastère des Hiéronymites, Mosteiro dos Jérónimos, proche de la tour de Belém, reflète par sa taille et sa magnificence les moyens financiers colossaux dont disposait la Couronne portugaise. Fondation royale de la fin du 15ème siècle, le roi Manuel Ier en fit don aux moines hiéronymites conviés à prier pour lui et à apporter un réconfort spirituel aux navigateurs qui quittaient les rives de Lisbonne à la conquête du Nouveau Monde. L’architecture dominante est le gothique tardif avec des décorations foisonnantes évoquant les découvertes, la mer et le Portugal : ancres, cordages de pierre, coquillages, animaux et plantes fantastiques, proues stylisées de caravelles, sans oublier la croix de l’Ordre du Christ et la sphère armillaire, symbole du roi Manuel Ier, pour évoquer l’universalité de son empire s’étendant du Brésil au Japon.
On ne s’étonne pas que ce soit dans ce même environnement qu’a été édifié en 1960 le Padrão dos Descobrimentos, à l’occasion du 500ème anniversaire de la mort de Henri le Navigateur considéré comme le symbole des grandes découvertes qu’il finança et encouragea grâce aux réunions d’éminents concepteurs et experts maritimes pour imaginer de nouveaux navires, cartes et instruments de navigation. C’est lui, le regard tourné vers l’horizon, qui s’avance à la proue de cette caravelle stylisée, suivi d’une trentaine d’hommes illustres, explorateurs, cartographes, missionnaires, tous statufiés pour l’éternité.
Quand on remonte le fleuve on atteint la « ville nouvelle » née autour du site de l’Exposition Universelle de 1998.
Avec son centre commercial Vasco de Gama recouvert d’une immense verrière et encadré par des tours jumelles s’élevant à 110 m de haut, avec ses jardins, ses terrasses de café et ses restaurants, le site est aux antipodes de la Lisbonne trépidante du centre. Il abrite d’ambitieuses réalisations architecturales, comme la gare intermodale Oriente dessinée par Santiago Calatrava qui évoque une palmeraie avec ses arborescences métalliques couvertes de verre. D’autres y voient une transfiguration de l’art gothique.
Deux des pavillons de l’Expo98 sont restés : l’Atlantico en forme de coquillage elliptique ou de coque de navire retourné, désormais salle de concerts et le Pavillon du Portugal dont l’aspect massif tranche avec la légèreté apparente de sa gracieuse voile de béton incurvée longue de 65 m, un des grands pôles culturels de la ville. L’Océanarium quant à lui semble flotter sur l’eau. Autour d’un vaste bassin central de 7 m de profondeur restituant les conditions de la haute mer où évoluent raies, poissons et requins, 4 grands aquariums recréent le milieu naturel des différentes régions océaniques du globe.
Elle s’étire depuis l’Océanarium vers la tour Vasco de Gama qui culmine à près de 150 m. Avec son armature évoquant la voile d’une caravelle, elle est devenue un hôtel de luxe qui ne se visite pas mais un restaurant panoramique devrait ouvrir à terme.
On peut aussi choisir de revenir sur ses pas dans les airs jusqu’à l’Océanarium en empruntant une télécabine qui surplombe l’eau à une trentaine de mètres, de quoi offrir une vue panoramique sur l’ensemble du parc mais aussi sur le pont à haubans Vasco de Gama long de 18 km dont 10 au-dessus du fleuve.
Qu’on y revienne en bus ou en train, on est toujours impressionné par l’extraordinaire vitalité du vieux centre avec le grand flux humain qui parcourt les rames de métro, le tohu-bohu des voitures, le concert des avertisseurs et le roulement des tramways. C’est encore ce même bourdonnement qui s’insinue peu à peu dans la ville, ronronnant jusqu’au creux des venelles, là où dès le matin, des mains prestes poussent les volets pour hisser les draps lessivés qui ondulent et gonflent le long des façades décolorées comme les voiles des bateaux en route vers l’océan.